Derrière les performances des artistes les plus en vue de la scène musicale haïtienne se cache un professionnel discret, dont l’expertise fait vibrer les scènes d’ici et d’ailleurs. Pierre Elove, également connu sous les pseudonymes d’Ingénieur Elove, Ginen ou encore Egens, est surtout reconnu sous le nom de « Pè Zòrèy ». Il s’est imposé comme une figure majeure de l’ingénierie sonore en Haïti. De Boukman Eksperyans à Rutshelle Guillaume, en passant par Beethova Obas et Mikaben, il façonne avec rigueur et sensibilité le paysage sonore de la musique haïtienne.
Fouye Rasin Nou, 18 avril 2025
Origines de sa passion pour la musique
Natif de Belle-Anse, dans le Sud-Est d’Haïti, Pierre Elove voit le jour un 25 juin. Aîné d’une fratrie de trois garçons, né de l’union de Pierre Enove et Louis Inalia, il grandit entre Jacmel et Carrefour dans un foyer marqué par la musique. Son père, mélomane passionné, organisait régulièrement des « bal kasèt », ces bals populaires où la musique diffusée provenait de cassettes audio plutôt que d’un orchestre, devenus, à l’époque, de véritables moments de partage communautaire. C’est au cœur de ces soirées animées qu’Ing. Elove développe très tôt un lien intime avec le son. Curieux, il démonte radios et téléviseurs pour en percer les secrets, au point de casser plus de six radios appartenant à son père qui, malgré tout, ne cessait de l’encourager.

Animé par une soif d’apprendre, il débute dans son quartier avec des moyens rudimentaires, bricolant des sons à partir de presque rien : enregistrements, mixages, diffusions. Très vite, la musique s’impose comme un besoin quotidien. Avec une simple radiocassette, il superpose des rythmes, enregistre sa voix sur une piste pendant qu’une autre tourne en fond. Ces expérimentations spontanées marquent les premiers pas de l’ingénieur du son qu’il deviendra plus tard.
Formation et influences
Souhaitant approfondir ses compétences et faire de sa passion un métier, il rejoint l’Audio Institute, première école haïtienne spécialisée en ingénierie du son. Étudiant de la toute première promotion, il y acquiert des bases solides : production musicale, sonorisation live, postproduction, tout en prenant part à plusieurs ateliers sur les techniques du spectacle vivant. Il en profite aussi pour affiner son écoute.

Exigeant, il devient l’un des meilleurs de sa promotion, et sa maîtrise des différentes facettes du métier lui vaudra le surnom de « Pè Zòrèy » (paire d’oreilles), une manière de mettre à l’honneur ses connaissances des subtilités du son. Pour lui, « il faut être curieux, discipliné, passionné. L’ingénierie du son, ce n’est pas juste appuyer sur des boutons. C’est écouter, comprendre l’émotion, lire entre les silences ». « La célébrité ne doit pas être un but. Je cherche plutôt l’excellence, la qualité, l’impact émotionnel. C’est là que réside la vraie reconnaissance », déclare-t-il.
Fort de cette formation et de son désir d’exceller, il essaiera de mettre en pratique ses compétences en collaborant avec des acteurs locaux et internationaux œuvrant dans le domaine musical.
Le déclic et l’ascension
Le déclic professionnel survient en 2016 lorsqu’il rejoint le groupe mythique Boukman Eksperyans. Ce premier grand partenariat lui ouvre les portes du circuit artistique haïtien.
En studio, il supervise plusieurs autres projets importants, notamment quatre albums de Kebert Bastien et le dernier opus de Beethova Obas. Il collabore aussi avec Jean Jean Roosevelt, le regretté Mikaben, Nanm Vodoua, et a travaillé sur le projet Renesans Pawòl Tanbou.
Sur scène, il accompagne une large palette d’artistes ou de groupes musicaux, tels que Mass Konpa, Tafa, Darline Desca, Kreyòl La, Gaëlle Bien-Aimé, Renette Désir, James Germain, Taliana Lindor, Vanessa Jeudi, Kenny Ayiti, Harmonik et le groupe Chwam Text.
Il enchaîne aussi nombre de collaborations et événements culturels, notamment avec l’Institut Français d’Haïti. Il participe en effet au Carnaval avec Boukman Eksperyans et 45 Soldiers, groupe iconique de la musique jacmélienne.

Il prend part aussi à plusieurs festivals majeurs : Festival Musique du Monde, Quatre Chemins, En Lisant, Sumfest, Bikini Festival, The Code, concert d’hommage à Mikaben, et plus récemment, à la 18ᵉ édition du Festival international de jazz de Port-au-Prince (PAPJAZZ), tenue les 5 et 6 avril 2025 au Karibe Convention Center. Dans un contexte sécuritaire complexe, le festival avait opté pour une programmation exclusivement locale. L’implication technique de Pierre Elove a été saluée tant par les artistes que par les organisateurs. Miléna Sandler, directrice exécutive de la Fondation Haïti Jazz, et Joël Widmaier, cofondateur du festival, ont unanimement reconnu la qualité de son travail.

Professionnaliser le secteur : l’initiative Pè Zòrèy Pwodiksyon
Conscient des carences structurelles du milieu, Pierre Elove cofonde Pè Zòrèy Pwodiksyon avec le jeune entrepreneur Pascal Fenton. Leur structure propose des services de sonorisation, d’éclairage, de production, de postproduction et d’organisation d’événements.
Leur ambition est d’élever les standards techniques de la musique haïtienne tout en formant la relève à travers un centre moderne dédié à l’ingénierie sonore. « Pè Zòrèy se senbòl tout sa k ap viv anndan nou, ke nou vle rann vizib… Menm lè nou pa la ankò », telle est la formule de prédilection résumant l’ambition de l’excellent ingénieur du son haïtien.
Aujourd’hui, Pierre Elove s’impose comme un pilier de l’ingénierie sonore en Haïti, alliant technique, créativité et engagement. À travers ses prestations, ses formations et son entreprise, il contribue à la modernisation et à la professionnalisation d’un secteur en pleine mutation.
Comme le disait Bob Marley : « One good thing about music, when it hits you, you feel no pain. »
Jean-Pierre Styve / Fouye Rasin Nou (FRN)